Être cadre dans la fonction publique


En ergonomie, la littérature sur l’activité d’encadrement et l’impact des modes de gestion sur les conditions de vie au travail est encore peu abondante, mais elle s’est révélée croissante au cours de ces dernières années: voir Langa, 1994; Carballeda, 1997; Six, 2000; Carballeda et Garrigou, 2001; Guilbert et Lancry, 2007; Ghram et al., 2009; Bolduc et Baril-Gingras, 2010; Gotteland-Agostini, 2013. Pour cela, le cadre théorique convoque des éléments pluridisciplinaires issus des sciences de gestion, de la psychologie et de la sociologie afin d’alimenter notre approche ergonomique. 

Quand le pilotage par la performance arrive au service public


 Depuis les années 1980, la diffusion du pilotage par la performance constitue un tournant managérial dans les fonctions publiques de nombreux pays (Melnik, 2010). En France, les dernières réformes prônent une évaluation quantitative systématique des résultats de l’action publique. Ces réformes annoncent garantir plus de transparence, de performance et de démocratie dans la gestion de l’État, tout en le recentrant sur ses missions prioritaires. Ces principes, dans la ligne du New Public Management (NPM), visent à promouvoir des mécanismes de fonctionnement issus du secteur privé et présentés comme plus modernes, mieux organisés et plus performants (Alber, 2013). 

Pourtant, les modèles de réorganisations par fusion et mutualisation inspirés du secteur privé entrainent réduction des emplois, remise en cause des métiers et allongement des hiérarchies, ce qui génère souvent des malaises au niveau des agents (Bezes, 2012). Le New Public Management est souvent remis en question: les travaux de Jalette, Grenier et Hains-Pouliot (2012) montrent que les restructurations sont synonymes de détérioration des conditions de travail avec des conséquences pour le personnel. Individuelle ou collective, publique ou privée, sur le court ou le long terme, il n’existe pas une unique forme de performance. Cependant, les outils de mesure varient en fonction du domaine d’activité et du métier exercé (Barabel et Meier, 2010). Pesqueux (2004) considère que la performance est souvent évaluée sur la base d’un résultat chiffré et dans la perspective d’un classement par rapport à un référentiel, des normes ou des concurrents. 


Bien que l’aspect financier prédomine encore, la performance est aussi associée à des dimensions sociales, environnementales et éthiques, plus difficilement quantifiables. Ainsi, un indicateur n’est pas neutre: il a été choisi, soit pour évaluer un résultat final, soit pour suivre une action en cours. Il apporte donc une aide au pilotage de l’activité, ou a le rôle de rapport pour le niveau hiérarchique supérieur (Lorino, 2003). 

Cependant, Pilotage par la performance au quotidien dans une administration publique : 769 conséquences sur les conditions de vie au travail des cadres de proximité et des agents encadrés les outils traditionnels de mesure et de pilotage par la performance superposent souvent des objectifs de qualité avec ceux de rendement, objectifs qui peuvent s’avérer difficilement conciliables.

 Pour Dejours (2003), une mesure ne peut pas être objective, car l’évaluation de la performance se trouve souvent déconnectée du travail réel. Boussard (2008) note également un décalage entre «la conduite prescrite et la conduite réelle des organisations», c’est-à-dire entre la conception de l’outil de mesure et la mesure elle-même. Quant aux gestionnaires, les critères d’évaluation de la performance qu’ils doivent utiliser sont sélectionnés en fonction de la stratégie adoptée par l’organisation (Lorino, 2006). Ces enjeux doivent être situés dans le cadre de l’introduction du NPM. Selon Calmette (2006), l’efficacité devient une préoccupation majeure pour le service public, et la responsabilité des gestionnaires est développée en contrepartie d’un engagement sur des objectifs de performance. 

La définition des objectifs, le choix des instruments pour atteindre ceux-ci et la performance de l’organisation interagissent ensemble, car l’ambition des acteurs politiques vient souvent conditionner les résultats en termes de performance de cette organisation (Bureau et al., 2010). Le pilotage par la performance version publique ne peut être dissocié de la dimension politique qui fixe le cadre général. Selon les mêmes auteurs, les objectifs sont souvent multidimensionnels, ce qui altère le fonctionnement du service public : toutes les tâches n’étant pas mesurables, l’évaluation de la performance génère souvent des tensions. 

De plus, il n’est pas facile pour le service public d’appliquer une méthodologie issue du secteur privé, car les contraintes ne sont pas identiques. Les indicateurs pertinents sont souvent imparfaits à cause de la complexité des services publics: la production publique est difficile à mesurer au-delà de son coût (Bureau et al., 2010). Les critères d’évaluation génèrent des effets pervers pouvant nuire au travail lui-même (Dejours, 2003): «Travailler, c’est […] ruser avec les normes et les prescriptions, quand bien même tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elles sont utiles et indispensables» (p.55). De fait, différents effets pervers sont relevés dans des domaines très différents (Beauvallet, 2009; Dujarier, 2006; Falzon et al., 2012): orientation des efforts au détriment de l’objectif final, manipulation des indicateurs, réduction de la marge de manœuvre réelle sur la tâche à produire, travail gris non reconnu, etc.